
Reinaldo Arenas est l’un des auteurs cubains les plus connus. Son parcours de dissident ; de par son anticommunisme, son activisme intellectuel contre le régime castriste et son homosexualité débridée ; et sa vie l’ont rendu célèbre. Il est surtout très ancré dans la culture littéraire américaine, là où il a mis fin à ses jours, victime du Sida, et française, là où il a eu les plus importants soutiens intellectuels de la part d’éditeurs et de journaux (La lettre diffusée dans le Figaro). « Avant la nuit » est son autobiographie. On pourrait dire qu’il raconte sa vie en suivant le précepte de Rainer Maria Rilke dans « Lettres à un jeune poète » : la poésie doit naître des détails du quotidien et non des topos et des grandes conceptions universelles. Bien sûr ces notions ne peuvent vraisemblablement être absentes mais elles sont chantées d’une façon rare et délicate, parfois scabreuses, parfois naïves, parfois désespérées.
Tout dans le roman de Arenas est orienté vers le minuscule, vers des événements tellement dérisoires qu’ils en deviennent passionnants. Il écrit ce que les hommes n’osent pas écrire de peur d’ennuyer. Les faits d’arme d’un gamin de quinze ans qui quitte la ferme pour rejoindre la guérilla castriste alors que Batista est encore au pouvoir, la relation privilégiée à la terre cruelle et dévastatrice mais aussi nourricière, la découverte de son homosexualité d’abord refoulée et puis ce détail qui finit par investir le roman, un ensemble de vrombissements, de flots envahissants, une rivière effrayante, qui l’invite avec cynisme et qui réapparaît sans cesse, qui se montre quand Arenas vient de l’oublier. Comme un leitmotiv en rapport direct avec son existence, comme la preuve du doute qui le poursuit. « Fallait-il accepter l’invitation ? » Les chapitres se succèdent selon une organisation plutôt échevelée. Parfois liens chronologiques, puis thématiques, galeries de personnages, bref, rien de très précis. Cependant les chapitres liées à la sexualité, l’érotisme et l’art de vivre homosexuel sont clairsemés pour ne pas distordre le sens de son existence. Il dit avec une grande lucidité que sa sexualité débridée a été en partie une des conséquences de toute dictature qui réprime : l’envie de braver l’interdit décuple le plaisir et l’interdit devient le meilleur moyen de protestation, de lutte contre le pouvoir en place.
La galerie de portraits est aussi très belle. Arenas parle de ces écrivains au destin avorté : Lezama et Viñera qu’il admirait et qui sont morts dans l’oubli intégral. Guillèn et Fuentes qui succomberont à la main tendue par le pouvoir. Ils ont accepté un billet vers la mort déréalisée. Et surtout Padilla, dont le procès est retranscrit. Un procès d’une horreur insupportable, qui n’est pas sans évoquer les tribunaux arbitraires post-Révolution Française et la tendance à l’Autodafé d’un régime nazi. La destruction de l’intellectuel passe par l’humiliation et la trahison de sa propre âme, irrévocable et inévitable. Une décapitation symbolique…
Tout l’épisode sur le passage en prison est magnifique. On sourit, avec quand même une certaine âpreté sur les lèvres, lorsque Arenas nous parle des lettres d’amour qu’il écrit pour les autres détenus, analphabètes pour la plupart, qui veulent renouer avec leur femme, on est sur le point de pleurer lorsqu’il nous parle du mitard, cet endroit infecte où pullulent les cafards et où Arenas ne peut que se prendre à devenir fou, le seul endroit semble-t-il où même l’imagination ne sert plus à rien, on devient complice quand il fait mine de vouloir chanter le pouvoir et lutter contre les contre-révolutionnaires et les homosexuels. Arenas devient alors un sorcier. Il parvient à nous mettre en prison. Il nous donne toutes les clés et semble parfois nous dire : « Qu’auriez-vous fait à ma place » ? Et là, le lecteur ne peut qu’être interloqué. Ses jambes deviennent cotonneuses, la peur le prend au ventre, lui qui vit dans une sphère hautement démocratique…
« Notre amitié fut platonique, ce fut une fraternité tacite ; tous les prisonniers l’appelaient avec mépris Rata, je lui donnais son vrai nom, Gustavo. C’est peut-être la personne la plus digne que j’aie rencontrée dans cette prison ; il avait cette curieuse forme d’intelligence qui lui permettait de survivre en toutes circonstances, et cette sagesse propre au prisonnier, capable de lui faire oublier qu’il existe quelque chose au-delà des murs de sa prison et qu’il peut survivre avec les petites tâches quotidiennes, les petites querelles, les petits ragots alentour. »
La mort est partout présente dans l’œuvre. Elle se colle aux décors, comme la sexualité d’ailleurs. Mais souvent les deux se mêlent. Mort et sexualité ne tombent jamais en disgrâce. Elles subsistent avec violence, ou avec poésie, avec crudité ou avec lucidité. Une barre de fer qui traverse un corps, un jeune homme pendu, un mulâtre poignardé alors qu’il dort, « beau comme un ange », des amis emprisonnés qui disparaissent, des écrivains qui sont ignorés, poursuivis, exterminés comme une lèpre, tous des amants platoniques, ou actifs, tous des sources de fantasmes en tous cas, la source de jalousie, de désir, de connaissances. La mort s’en mêle dès que la sexualité apparaît. Mais Arenas est assez talentueux pour traiter cette relation immuable sans tomber dans un pathos omniprésent qui deviendrait dérangeant et ennuyeux.
Arenas parle de l’Histoire dans l’histoire en évoquant Mariel, en fustigeant certains retranchés de la Révolution castriste comme Gabriel Garcia Marquez dont on apprend beaucoup : « l’un des cas d’injustice intellectuelle les plus flagrants de notre époque fut celui de Jorge Luis Borges, auquel on a refusé le Prix Nobel, simplement en raison de son attitude politique. Borges est l’un des écrivains latino-américains les plus importants du siècle ; le plus important peut-être ; néanmoins le Prix Nobel fut attribué à Garcia Marquez, pasticheur de Faulkner, ami personnel de Castro et opportuniste-né. Son œuvre, en dépit de certains mérites, est imprégnée d’un populisme de pacotille qui n’est pas à la hauteur des grands écrivains qui sont morts dans l’oubli et qui ont été mis à l’écart. » ; en critiquant certaines institutions censées être impartiales, censées ne pas avoir peur du scandale, comme le Prix Nobel, en donnant son point de vue sur le Capitalisme, New York, Miami ; « moi, j’étais habitué à une ville avec des rues et des trottoirs, une ville délabrée mais où l’on pouvait marcher et interroger son mystère, y prendre plaisir parfois. Ici, j’étais dans un univers frelaté, dénué de mystère et dont la solitude prenait une tournure souvent plus agressive. »
Arenas a lutté toute sa vie pour pouvoir être, pour pouvoir écrire librement et sans censure ni étranglement, pour avoir le droit de dire ce qu’il en était réellement du régime castriste.
Son île lui manquera dès son arrivée aux Etats-Unis. Il sait pertinemment qu’il ne pourra jamais y remettre les pieds, qu’il n’aura plus la possibilité de se baigner sur ses plages d’un érotisme troublant et d’une beauté unique. La recherche de la beauté a été son projet le plus important, presque sa raison de vivre mais il n’est jamais vraiment parvenu à l’atteindre. Il parle encore de Jorge et Margarita Camacho, de Lazaro qui sera son frère, son meilleur ami, son double pris de crises de folie qu’il n’arrive pas à canaliser, de Victor, ce lieutenant vicieux fascinant d’une beauté cinglante, des sorcières qui ont traversé sa vie, sous des atours différents, parfois merveilleux, d’autres fois terribles, et il parle encore de ses rêves qui l’ont poursuivis toute sa vie : Les rêves, et aussi les cauchemars, ont occupé une grande partie de ma vie. Je suis toujours allé au lit comme quelqu’un qui se prépare pour un long voyage : des livres, des comprimés, des verres d’eau, des montres, une lampe, des crayons et des cahiers. Me mettre au lit et éteindre la lumière a signifié pour moi me livrer à un monde absolument inexploré et rempli de promesses, tantôt délectables, tantôt sinistres. » Et le livre s’achève sur l’ultime lettre laissée par Arenas, ses derniers mots d’espoir et de soutien aux siens.
Julian Schnabel a récemment réalisé un film autour de la vie d’Arenas. Bien qu’il manque cette dimension sexuelle qui aurait évidemment fait fuir les investisseurs et une partie du public, déjà rare, l’esprit du livre est assez bien respecté. Les éléments lyriques y sont très présents, ainsi que cette envie continuellement à l’esprit de vouloir quitter l’île. La lutte pour l’impression de ses œuvres et le soutien d’occidentaux s’inscrivent aussi beaucoup dans le film. Schnabel a choisi de traiter le livre comme un artiste, comme il l’avait fait précédemment pour la vie de Basquiat. On ne peut pas le lui reprocher. Juste un mot sur Javier Bardem qui s’est vu offrir son plus beau rôle, un rôle qu’il interprète à merveille.